Virements frauduleux et devoir de vigilance : point sur quelques décisions récentes rendues par les juridictions du fond.
Le contexte actuel est au développement et à la diversification des fraudes aux opérations de virement (https://www.avocats-desbosbarou.fr/blog/articles/qu-est-ce-que-l-escroquerie-aux-faux-ordres-de-virement-arnaque-au-president-changement-de-rib )
Au-delà du risque de piratage des coordonnées bancaires, les escrocs usent de procédés afin de conduire la victime à effectuer elle-même une opération de paiement qui s’avèrera finalement frauduleuse.
L’on peut citer à cet égard la fraude « au Président » par laquelle un escroc usurpant l’identité du dirigeant demande à un salarié de l’entreprise (généralement le comptable) de virer des sommes sous couvert d’une opération strictement confidentielle ; ou encore la fraude aux faux placements financiers, par laquelle un escroc propose un placement à haut rendement et disparaît une fois que la victime demande le retrait de ses gains.
Dans ces cas, obtenir la restitution des sommes dérobées auprès de la banque est une opération délicate puisque l’opération de virement a été autorisée par la victime.
En effet, contrairement aux opérations de paiement non autorisées, la banque n’est pas tenue par une obligation légale de restitution des fonds (C. monétaire et financier, art. L133-6 et L133-18). En outre, il est constant que le banquier est tenu d’un devoir de non-immixtion dans les affaires de son client, lequel s’oppose en principe à ce qu’il interroge son client sur l’origine ou le but des opérations que ce dernier entend réaliser.
De récents arrêts rendus par les juridictions du fond soulignent néanmoins que la banque ne peut s’exonérer de toute responsabilité si les opérations litigieuses sont affectées d’une « anomalie apparente », laquelle peut par exemple résulter d’un fonctionnement anormal du compte bancaire ouvert dans ses livres.
Dans ce cas, un devoir de vigilance (ou de surveillance ou de diligence), lui impose d’agir positivement pour éviter le préjudice de son client :
« (…) Par ailleurs, un établissement bancaire est tenu à une obligation de non-ingérence dans les affaires de ses clients et n’a pas à effectuer de recherches, à réclamer des justifications pour s’assurer que les opérations qui lui sont demandées par un client sont régulières et qu’elles ne sont pas susceptibles de nuire à un tiers.
Il n’est soumis à une obligation de vigilance qu’en cas d’anomalie apparente révélatrice d’une irrégularité dans le fonctionnement du compte (…) ».
- CA LYON, 29-09-2022, n°18/08560 -
Les juges du fond doivent donc se livrer à une appréciation au cas par cas afin de déterminer si les circonstances de l’espèce révèlent un dysfonctionnement du compte de nature à faire naître à la charge de l’établissement bancaire un devoir de vigilance.
Ce raisonnement a conduit la Cour d’appel de Lyon et la Cour d’appel de Rouen à retenir la responsabilité de la banque (CA LYON, 01-04-2021, n°17/07856) et à la condamner à la réparation d'une partie du préjudice subi par son Client (CA LYON, 30-01-2020, n°17/09014 ; CA ROUEN, 25-05-2022, n°21/01888) :
« Sur la responsabilité
(…)
Sans dénier le devoir de non-immixtion de la Banque dans les affaires de la société Carl, la conjonction de ces évènements inhabituels, entendre hors la pratique de sa cliente, à savoir des ordres de virements au profit d’une société implantée en Pologne, avec laquelle la société Carl n’entretenait pas des relations d’affaires, qui étaient non conformes à la procédure de sécurisation en vigueur et qui étaient transmis par une personne qui n’était pas son interlocuteur habituel en matière de virements, outre le fait que l’un de ces ordres de virements a failli mettre à découvert le compte de la société Carl, devait alerter la banque et l’inciter à se rapprocher de M. ab pour de plus amples vérifications.
En tout état de cause, compte tenu du contexte très particulier dans lesquels elle a été destinataire de ces ordres de virement, la circonstance que ces ordres de virements comportaient la signature de M. ab par superposition sur le timbre humide de la société Carl et affichaient de ce fait une apparence de régularité, ne dispensait pas la Banque à réception de ceux-ci de s’assurer auprès de M. ab lui-même de sa volonté d’autoriser de telles opérations ; or, la Banque ne justifie pas avoir effectué des contre-appels téléphoniques de vérification auprès de celui-ci à réception de ces ordres de virement contrairement à ses allégations (…)
En définitive, la Banque a commis une faute de négligence en s’abstenant de prévenir M. ab alors que les circonstance inhabituelles des ordres de virement l’imposaient (…) ».
- CA LYON, 01-04-2021, n°17/07856 -
« (…)
En l’espèce, le Crédit Lyonnais est mal fondé à soutenir qu’il n’a commis aucun manquement à son devoir de vigilance et à se retrancher derrière son devoir de non-immixtion dans les affaires de la cliente alors que les huit virements frauduleux se distinguaient des opérations habituelles de la société CTA France par leur montant élevé et inhabituel au profit de trois destinataires inconnus recevant le premier deux virements de près de 100'000’euros le même jour, les deux autres trois virements, chacun, en quelques jours, sur des comptes situés en Pologne et en Chine qui sont certes, le premier un pays de l’Union européenne et l’autre, la deuxième puissance mondiale, mais qui sont aussi les pays signalés comme étant ceux vers lesquels les virements étaient effectués suite à une fraude au président, fraude répandue et connue des banques et du Crédit lyonnais (…)
Quant au préjudice de la société CTA France, il est constitué de façon certaine par le montant des virements frauduleux soit 532'532’euros dont elle supporte le ¼. Le Crédit lyonnais est donc condamné à payer à la société Tubi Acciaio venant aux droits de la société CTA France le somme de 399'399’euros (532'532 / 4’x’3) (…) ».
- CA LYON, 30-01-2020, n°17/09014 -
« (…)
En revanche, à l’issue du deuxième virement du 25 septembre, le débit était de près de deux fois le montant du découvert autorisé ce qui aurait dû conduire la société CICI Ouest d’une part, à le refuser, d’autre part, à effectuer des vérifications et demander des explications au représentant légal. Ceci d’autant plus que les conditions générales liées au contrat FilBanque prévoient en leur article 1.1 que le service permet au souscripteur d’initier des virements « étant entendu que ces virements ne pourront être effectués que si le solde du compte à débiter le permet et sous réserve de validation par la banque. »
La banque soutient qu’elle a appelé la société Serimatec et que son interlocuteur lui a confirmé les ordres virements. Mais à défaut pour la société CIC Ouest de justifier de la date de son appel, et des explications qui lui ont été données, il ne peut être retenu aucune démarche positive de sa part, avant le 27 septembre 2019, date à laquelle elle a demandé un plan de trésorerie en réponse à une nouvelle demande de crédit par effet de commerce.
En autorisant à compter du 25 septembre 2019 des virements de près de 100 000 € qui ont amené le compte en position débitrice de plus de quatre fois le montant du découvert autorisé, la société CIC Nord-Ouest a commis une faute directement à l’origine des virements de *98 987,12 €, *96 789,01 € ; *94 932,41 € ; *97 452,23 € ; *93 560,87 € (…) ».
- CA ROUEN, 25-05-2022, n°21/01888 -
Ces arrêts écartent l'argumentation des Banques, selon laquelle seule une anomalie matérielle est susceptible d'entraîner la mise en jeu de leur responsabilité (par exemple ordre de virement non retranscrit).